- RELIGION - La sociologie religieuse
- RELIGION - La sociologie religieuseLa sociologie religieuse, avant de devenir un département spécialisé d’une sociologie générale, aura connu l’étrange fortune ou l’étrange infortune de s’être identifiée avec cette sociologie générale et même, en un sens, de lui avoir procuré sa matrice. Si on reconnaît à Saint-Simon et à Comte le privilège d’avoir formulé et fondé une première sociologie, cette sociologie dans l’un et l’autre cas se trouve avoir été tellement « religieuse » qu’elle s’identifiait même avec une religion. La « physiologie sociale » de Saint-Simon débouche, en effet, sur le message d’un « nouveau christianisme »; et si, comme le remarque Durkheim, l’honneur lui revient d’avoir le premier « donné la formule » d’une science sociale, c’est la foi qu’il avait dans la toute-puissance de la science qui lui en inspira la conception ». Quant à son disciple dissident, Comte, c’est bien lui qui fournit et le label et son premier contenu. Son grand titre de 1851 est particulièrement significatif: Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité .Comme l’a bien montré P. Arbousse-Bastide, non seulement « la sociologie débouche ainsi sur la religion », mais la religion absorbe la sociologie au point de rendre inconcevable tout autre sociologie que religieuse, et en tout cas au point de s’investir bien davantage dans une interprétation religieuse de la société que dans une interprétation sociologique de la religion. Tels furent les fonts baptismaux où cette jeune discipline reçut sa personnalité et son nom. Aïeule plus que centenaire, après avoir connu bien des vicissitudes dans sa tradition, elle présente bien des différenciations dans la conjoncture où elle se trouve.1. Développement et situation actuelleÀ parcourir la table des matières d’une bonne anthologie (cf. N. Birnbaum, par exemple), on pourra apercevoir le déploiement du champ qu’une sociologie religieuse contemporaine ambitionne de couvrir. Il va de Comte à Freud (Totem et Tabou ), de Marx et Engels ou de Feuerbach à Nietzsche, de Spencer à Durkheim, de Max Weber à Ernst Troeltsch, de Fustel de Coulanges à Gabriel Le Bras, de Marcel Mauss à Claude Lévi-Strauss, de Joachim Wach à Karl Mannheim. Il convient cependant de faire un tri dans cette tradition, d’autant plus qu’à partir de troncs communs elle tend à préciser sa propre spécificité par rapport aux disciplines voisines, même si elle est amenée à pratiquer avec celles-ci des rapports de proximité.Après l’âge des précurseurs, celui de Saint-Simon et de Comte, la première grande œuvre fut sans doute celle du socialisme dit scientifique, en tout cas des éléments de science sociale drainés par le socialisme et portant sur les phénomènes religieux de l’histoire récente ou ancienne. Il était normal que les deux classiques, Marx et Engels, se livrassent à une telle étude sur « leur » propre religion ou celle de leur famille. C’est ainsi qu’on doit à Marx la fameuse Question juive dont les formulations contemporaines sont encore parfois tributaires. Quant à Engels, élevé dans un protestantisme piétiste, son intérêt va à la Réforme, et plus particulièrement aux dissidences allemandes (la guerre des Paysans) ou anglaises, ainsi qu’aux énigmes du christianisme primitif auxquelles il consacre sa ferveur de jeunesse et quelques agiles analyses de sa maturité. La question posée par eux sur la corrélation probable entre protestantisme et capitalisme fut alors l’objet d’une auscultation approfondie et toujours controversée: celle de Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme , ouvrage qui fut le noyau d’une œuvre encore inégalée. L’œuvre de Weber demeure, en effet, aux deux sens chronologique et qualitatif, la première macrosociologie des religions du monde. Appliquant ses prémisses à l’une de ces religions, son disciple et ami Troeltsch présente, lui, la première sociologie du christianisme (L’Enseignement social des Églises chrétiennes ). C’est là un premier foyer: celui d’une sociologie allemande.Un deuxième foyer, celui d’une sociologie française, se développe au début du XXe siècle, à l’instigation du pionnier que fut Durkheim. Sa thèse sur Le Suicide , puis son ouvrage majeur, Les Formes élémentaires de la vie religieuse , doivent peu à la veine allemande, mais davantage à une veine anglaise, marquée notamment par Spencer (Principles of Sociology , 1877), et plus encore aux précurseurs français. Autour de Durkheim se groupe une pléiade de collaborateurs brillants: Mauss, Halbwachs, Herts, Lévy-Bruhl et bien d’autres. Cette école sociologique française a pour revue L’Année sociologique , où les phénomènes religieux de toutes les époques et de toutes les aires sont traités selon les « règles de la méthode sociologique » stipulées par le maître.Ce foyer connut un renouveau imprévu avec l’intervention, dans les années trente, d’un spécialiste du droit canonique acharné à retrouver la religion vécue au-delà des prescriptions d’une religion légale, Le Bras. Il innovait sur plusieurs points: d’abord, il donnait la préférence à des analyses sur les religions proches, « les nôtres »; ensuite, il réclamait pour ces analyses une démarche quantitative et empirique; enfin, il exigeait des observations concrètes portant sur les adorateurs plutôt que des spéculations abstraites sur leurs dieux ou leurs panthéons. L’Introduction à l’histoire de la pratique religieuse en France (1942-1945) rallia à la sociologie ou du moins à la sociographie un certain nombre de prêtres, de pasteurs, pour lesquels jusque-là une telle discipline avait paru suspecte, voire néfaste. Il en est résulté une postérité « pastorale », « missionnaire » ou « œcuménique », ou plus généralement « socio-religieuse », bref, plus ou moins théologique, dont la récupération par la sociologie n’alla pas ni ne va sans une récupération de la sociologie par la théologie inhérente à cette recherche.La situation actuelle est caractérisée, parallèlement à l’émergence de la sociologie tout court, à l’organisation universitaire de ses recherches et de son enseignement, à l’accélération de ses progrès empiriques aux États-Unis, par une nouvelle phase qui pousse l’empirisme jusqu’à sa mathématisation, approfondit la culture des classiques jusqu’à la théorisation, se montre indépendante des tutelles idéologiques religieuses ou antireligieuses. Une des équipes les plus remarquables et les plus efficientes de ce courant aura été un groupe français, le Groupe de sociologie des religions, qui édite les Archives de sociologie des religions , la plus importante revue actuelle dans cette spécialité.Jusqu’à une date relativement récente, on pouvait distinguer en « sociologie religieuse » trois courants internationalement organisés. Le premier fut un courant chrétien, qui animait périodiquement une Conférence internationale de sociologie religieuse (C.I.S.R.) et rassemblait des personnalités, des groupes, des centres, des instituts adonnés à une sociologie appliquée aux besoins ou aux aspirations des Églises, surtout de l’Église catholique. Les expertises dites de « pratique religieuse » se multiplièrent et s’étendirent à des problèmes d’écologie (construction d’églises), de pédagogie (catéchismes), de recrutement (vocations), de stratégie (missions), etc. Un « marché » ecclésiastique pouvait commanditer la recherche, certaines techniques d’analyse paraissant bien venues pour une expansion, voire pour des « progrès religieux », comme le mentionnaient les premiers statuts. Sous l’influence des œcuménismes, puis de l’aggiornamento , enfin des processus récents de la sécularisation, cette plate-forme, cependant, se révélait de plus en plus intenable, et la XIe Conférence, qui s’est tenue à Opatija (Yougoslavie) en septembre 1971, y a pratiquement renoncé pour s’orienter vers une sociologie religieuse où la sociologie soit indépendante d’une tutelle ecclésiastique ou même théologique.Le deuxième courant, marxiste, est apparu dans les pays à régime socialiste, et s’est longtemps confondu avec la simple propagation d’une idéologie sociale, le matérialisme dialectique. Là aussi, l’exercice de la sociologie a tendu, plus ou moins aisément, à se dégager d’une telle tutelle pour s’appliquer à l’étude positive des croyances ou des non-croyances, des cultes ou des refus de cultes, le marxisme écrit pouvant toutefois offrir des éléments méthodologiques qui soient un tremplin. Des instituts dits d’études des religions et de l’athéisme furent fondés ainsi en maints pays de l’Est et organisèrent même leurs propres rencontres internationales, tout en participant éventuellement aux Congrès mondiaux organisés par l’International Sociological Association (I.S.A.), placée sous l’égide de l’U.N.E.S.C.O.Lors de ces rencontres internationales périodiques devait s’affirmer un troisième courant, celui d’une sociologie indépendante, avec sa méthodologie et sa déontologie propres. Les deux courants précédents s’y retrouvèrent dans une atmosphère scientifique, soucieuse d’éviter les préoccupations apologiques ou polémiques des « dialogues ». Il n’est pas exclu que, sous cette influence, prenne forme prochainement une association internationale de sociologie des religions dont l’apparition répondrait par ailleurs à la nécessité de fragmenter l’I.S.A., devenue trop massive.2. Différenciations internesAprès avoir donné naissance à une sociologie globale au XIXe siècle, après s’être différenciée ultérieurement de celle-ci pour se spécialiser dans le domaine religieux, la sociologie religieuse connaît maintenant les sollicitations d’une triple différenciation, et d’abord de celle de ses domaines: pour un sociologue, la religion n’existe guère qu’à travers des ou les religions; et selon ces religions, la sociologie se trouve inégalement développée. Au-dessous des religions majeures, voire universelles ou dites telles, il convient en premier lieu de distinguer un triple champ: religions latentes, religions mortes, religions dissidentes.Les religions latentes sont celles qui, plus ou moins immergées, coïncident généralement avec les religions traditionnelles de paysannerie, dites parfois « paganismes ». Elles relèvent plutôt de l’anthropologie ou de l’ethnologie, encore que la sociologie ait fondé sa relance sur leur examen, comme en témoignent les travaux de Durkheim sur les cultes australiens, ceux de Mauss sur le don ou sur le sacrifice. Mais, dans son registre propre, la sociologie atteint cette religion latente au niveau de ce que Le Bras nommait la religion des conformismes saisonniers: celle qui se pratique aux grandes saisons de l’année ou de la vie (naissance, passage à l’adolescence, amour et mariage, mort). Les enquêtes de pratique manifestent même qu’il s’agit là du palier le plus résistant lorsque intervient un processus de récession religieuse.Les religions mortes sont plus nombreuses que les religions vivantes et elles furent parfois parmi les plus grandes, telles les religions des anciens empires mésopotamiens ou égyptiens ou celles de la Grèce ou de Rome. Leur étude revient évidemment par priorité à l’histoire. Mais celle-ci peut adopter à ce propos une méthode sociologique, tandis qu’inversement la sociologie opère sur un domaine historique. Des œuvres comme celles de Fustel de Coulanges sur la cité antique, de M. Granet sur la pensée chinoise, de L. Gernet sur la Grèce ou, plus récemment, de É. Balazs sur le confucianisme, de H. Maspero sur le taoïsme ou de G. Dumézil sur la mythologie trifonctionnelle des Indo-Européens témoignent de cette interférence entre les deux disciplines.Les religions dissidentes d’hier ou d’aujourd’hui, parfois improprement nommées « sectes », constituent un domaine de prédilection pour l’approche sociologique. Parmi elles, les dissidences chrétiennes ont été plus étudiées, qu’elles soient de type traditionaliste (intégrisme) ou progressiste (modernisme). Elles ont l’avantage de fournir le modèle d’une religion in statu nascendi . Au surplus, leurs dimensions souvent minuscules permettent une approche en profondeur, tandis que leur caractère marginal s’accorde subrepticement avec la « distanciation » de l’analyste. Aussi bien Engels que Troeltsch (avec son Sektentypus ) ont-ils cultivé ce champ, suivis par bien d’autres.Parmi les Églises vivantes et majeures, le christianisme, surtout dans ses confessions catholique ou protestante, est certainement la religion qui a le plus sollicité les chercheurs, ce qui s’explique par le fait qu’il a été et demeure la religion d’une civilisation dominante, celle dans laquelle la sociologie a été reconnue. Trois mille cinq cents titres d’articles ou d’ouvrages ont pu être recensés par une bibliographie internationale (H. Carrier et É. Pin), laquelle est encore loin du compte. Dans cet ensemble, cependant, les Églises d’Orient tiennent une place assez mince aux yeux de la recherche sociologique, qui, par contre, commence à s’intéresser à l’œcuménisme. Après le christianisme, c’est sans doute l’islam, puis le judaïsme qui sont les religions les mieux prospectées. Sur l’islam, les travaux de J. Berque, R. Levy, J. Chelhod, H. Laoust, M. Watt, V. Monteil, J.-C. Frœlich, M. Rodinson poursuivent l’œuvre inoubliable de L. Massignon, tandis que H. Corbin, malgré son allergie déclarée pour les sociologues, livre à ceux-ci de fines et perçantes analyses sur l’islam sh 稜‘ite. Au sujet des religions orientales (hindouisme, bouddhisme, confucianisme, taoïsme, shintoïsme), on obtient, paradoxalement, davantage de données sur leur histoire ancienne que sur leur situation récente, laquelle se laisse mal évaluer sociologiquement.À cette différenciation horizontale des domaines correspond, d’autre part, une différenciation, en quelque sorte verticale, par secteurs: sur le soubassement offert par la sociographie des pratiques observables et mesurables, s’édifient peu à peu une sociologie des croyances ou des non-croyances, une sociologie des rites ou des mythes, des dogmes, des organisations, des liturgies, des attestations ou des contestations.À travers cette diversité apparaît une différenciation des approches: la sociologie fonctionnelle évalue les réciprocités selon lesquelles une société fonctionne dans sa religion et cette dernière dans une sursociété; la sociologie typologique élabore des types classificatoires, combinatoires ou idéaux de la pratique, du culte, du ministère culturel, du monachisme, de la dissidence, du leadership, de la prière, bref de l’expérience religieuse ou de l’une ou l’autre de ses expressions; la sociologie génétique situe en leur conjonction le rôle des acteurs au sein du processus socio-religieux, selon que ces acteurs sont des personnages (mystiques, prophètes, messies, fondateurs, etc.) ou des collectivités (assemblées, cercles, congrégations, dénominations, Églises, mouvements, etc.); la sociologie herméneutique, enfin, affronterait les dilemmes de la traduction – dans les deux sens – du langage scientifique et du langage religieux, et aboutirait en quelque sorte à une socio-analyse. Étant donné que les trois différenciations des domaines, des secteurs et des approches peuvent se combiner, on reconnaîtra qu’il y a d’ores et déjà bien des sociologies dans la sociologie religieuse.3. Hypothèses de travailCes sociologies sont d’autant plus nombreuses qu’elles ont pu être exposées à la contagion d’idéologies sous-jacentes, confessionnelles ou œcuméniques, polémiques ou apologétiques. Joachim Wach a cependant plaidé pour un tronc commun qui soit autonome vis-à-vis de philosophies divergentes: « Bien qu’il y ait une philosophie catholique et une philosophie marxiste de la société, il ne peut y avoir qu’une seule sociologie religieuse que nous pouvons étudier de divers points de vue, mais qui n’utiliserait qu’un seul ensemble de critères... ». Ce tronc commun laisse affleurer quelques hypothèses de travail pour un traitement sociologique du phénomène religieux. La première consisterait à opérer un discernement entre une religion de « première main » et une religion de « deuxième main ». Cette terminologie, qui émane de William James, a d’autres équivalents: religions « vivantes » et religions « en conserve » (R. Bastide); « formes élémentaires » et « formes subséquentes » (Durkheim); religions « closes » et religions « ouvertes » (Bergson); « expériences » et « expressions » (Wach). Dans la variété de ces terminologies et des approches qui leur correspondent, le phénomène religieux se présente comme relevant de deux systèmes de forces: forces d’explosion, qui l’arrachent à une gravitation terrestre; forces de gravitation, qui entretiennent son parcours sur orbite. Au commencement de la religion, il y a l’expérience du sacré, et la religion elle-même se trouve être la « viabilisation du sacré », c’est-à-dire l’ensemble du cheminement », la via sacra , pour aller vers le sacré et pour en revenir. L’acte faiseur de sacré, le sacrifice, comme l’a manifesté Mauss, a pour modèle implicite un tel cheminement.Une autre hypothèse de travail apparaît ici: l’expérience du sacré peut avoir deux sources également extatiques. Tantôt on discerne une expérience collective effervescente, fondée sur un maximum ou un optimum de participations réciproques accumulées et condensées jusqu’à en devenir frénétiques; elle s’observe aussi bien dans les cultes de possession que dans la genèse des mouvements millénaristes ou dans les mouvements matriciels des religions de salut; la société des participants en proie à une théâtralisation sacralisante est transportée au-dessus d’elle-même, comme dans une sur-société. Tantôt, au contraire, il s’agit d’une expérience personnelle, silencieuse et désertique, fondée sur un maximum ou un optimum de « distanciation » affinée et épurée jusqu’à en devenir ataraxique; elle s’observe aussi bien dans les mystiques « apathiques » (M. Weber) que dans les retraites érémitiques ou dans les itinéraires ou les itinérances de personnages éperdus. Dans le premier cas, une société s’atteste en se contestant. Dans le second, une société se conteste en s’attestant. Dans le premier, la sur-société fomente des sur-personnalités; dans le second, une sur-personnalité tend à fonder une sur-société nouvelle. Durkheim est de ceux qui ont commencé le premier: « C’est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse. » Bergson, parmi d’autres, a décrit le second: « Nous nous représentons la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer brûlant dans l’âme de l’humanité. »Dans les deux cas, le rapport de l’expérience du sacré à sa retombée religieuse semble être celui de l’explosion volcanique à sa lave en cours de refroidissement. Une dernière hypothèse suggère un rapport plus complexe que celui qu’illustre cette image: la religion serait plutôt l’utilisation de l’énergie sacrale à des fins pacifiques, durables, viables. Elle administre, certes, le sacré, ou même le récupère, mais aussi elle le canalise, l’entretient, le réactive et le contrôle, le commémore et le relance. Cela correspond à ce que Wach nomme la triple expression de l’expérience du sacré: l’expression doctrinale, à partir d’un prophétisme, d’une glossolalie ou d’un kérygme, moule progressivement la « révélation » dans un message oral, puis écrit, avant de soumettre cette écriture à une codification, à un commentaire, à une théologie, voire à une philosophie; l’expression cultuelle, à partir de transes extérieures ou intérieures, modèle les conduites dans une liturgie, des rites, un protocole, des procédures confiées généralement à des ministres du culte dont la vigilance s’exerce sur la « possession » par le dieu ou les dieux et dont l’intervention fait rentrer dans l’ordre ceux qui en sont sujets dans le cas où cette possession dépasse les limites permises; l’expression organisationnelle enfin, face aux anarchismes qui président à ces frénésies ou à cette ataraxie, fait qu’une hiérarchie détermine les rôles, classe les fidèles, encadre la tradition, coordonne et subordonne, canonise ou censure, mesure les dosages de la tradition et de l’innovation, préside aux relations entre le corps religieux et son environnement. Dès lors, une religion est née; elle s’inscrit dans une société religieuse en laquelle une société humaine s’affirme, se nie ou s’interroge.4. Connexions interdisciplinaires et implications religieusesL’interaction entre les sociétés religieuses et la société humaine est telle qu’il est impossible d’écrire l’histoire des unes sans faire celle des autres, et que l’histoire dite universelle trouve rarement un autre moyen de découper ses périodes qu’en les empruntant à l’histoire des religions: ainsi la barre du VIe siècle avant J.-C., avec la concomitance des religions de salut; la jointure de l’ère chrétienne à l’ère préchrétienne; l’apparition de l’islam; les secousses de la Réforme, etc. La religion apparaît comme le « sommaire des luttes théoriques de l’humanité » (Marx). Elle est en tout cas le haut lieu de l’apparition des grands conflits sociaux: ethnie contre ethnie, nation contre nation, empire contre empire, prêtres contre nobles, noblesse et clergé contre tiers état, prolétariats contre classes dirigeantes, colonisés contre colonisateurs, etc. Née des combats de l’homme dans la nature sous la forme de l’animisme, elle accompagne les combats de l’homme dans la cité sous celle des religions et des contre-religions de la cité, elle auréole les combats de l’homme au nom d’une universalité qui n’exclurait personne d’aucune cité.Il est donc injustifiable que la sociologie religieuse soit confinée dans un rôle d’auxiliaire d’un « marketing » ecclésiastique, ou qu’on la limite à l’orchestration d’une propagande pro- ou antireligieuse, ou encore que son indépendance ne s’investisse que dans la mensuration des expressions religieuses contemporaines des sociétés industrielles. Son objet est l’homme de toujours et de partout aux prises avec ses religions, la manière dont elles accompagnent cet homme qui entre dans la société ou qui en sort.La sociologie religieuse, cependant, communique avec des disciplines connexes: l’histoire des religions lui fournit monuments et documents; l’histoire sociale tend la main à une sociologie historique; l’ethnologie et l’anthropologie proposent à la sociologie religieuse une explication des mythes et des rites des peuples sans écriture; la psychologie sociale expérimentale ou clinique l’aide dans le déchiffrement des convictions intérieures; la mathématique elle-même lui apporte des modèles explicatifs; ce qu’il y a d’authentique phénoménologie dans les études de religions comparées lui permet d’établir ses typologies. Ainsi se profile un corpus de sciences humaines des religions, dans lequel la sociologie religieuse tend à jouer un rôle d’introductrice, de partenaire, voire de clef de voûte.La communication d’un savoir sur les objets constitués par le phénomène religieux ne saurait être confondue avec une communion des vouloirs entre des sujets adhérant à une religion. Les sciences religieuses ne veulent ni ne peuvent être une initiation à une conviction religieuse. Sur les rapports entre les premières et cette dernière, les débats ont été et demeurent complexes. Ne faut-il pas vivre d’une religion pour pouvoir la connaître? Entreprendre de la connaître de l’extérieur et prétendre, ce faisant, aboutir à une connaissance éventuellement meilleure qu’une connaissance de l’intérieur, n’est-ce pas une gageure et à la limite un sacrilège? Des responsables religieux ont parfois répondu à ces questions par des fins de non-recevoir. Une agressivité réciproque a pu ainsi nourrir les rapports des sociologues et des théologiens, que leur théologie, d’ailleurs, ait été traditionaliste, « aggiornamentiste » ou même « révolutionnaire ». À cet antagonisme aurait risqué de succéder un concordisme, dont il ne subsiste que des tentatives endémiques ou épidémiques. Le « dialogue » avoué entre théologies et sociologies cède plutôt la place à une sorte de bilinguisme: chacun des deux langages, théologique ou sociologique, ayant sa morphologie, sa syntaxe, sa grammaire, sa spécificité culturelle ou ses genres littéraires, il paraît d’autant plus présomptueux de vouloir pratiquer une réduction de l’un à l’autre que les théologies sont liées à des théurgies et que jusqu’à maintenant les sociologies ne se sont guère aventurées dans ce qui pourrait être une « sociurgie ».Cette phase de coexistence relativement pacifique n’en est pas moins traversée de remous. On ne confond plus guère, certes, une sociologie du christianisme avec ce qu’on nommait hier une « sociologie chrétienne », c’est-à-dire une théologie s’insérant dans une doctrine sociale cautionnée par une instance ecclésiastique. Mais l’écart est moins formel, par exemple, dans le cas de la sociologie de l’islam et de la « sociologie musulmane ». Et bien des courants religieux, de par leur fondamentalisme, sont toujours réfractaires à une recherche sociologique. Du côté des chercheurs, l’unanimité n’est pas faite non plus entre ceux qui revendiquent une distanciation explicative et ceux qui privilégient une participation compréhensive. Une sorte de métasociologie continue de solliciter ce qui pourrait être une métathéologie. Il est cependant peu probable que la sociologie y fasse écho: c’est pour elle un tabou plutôt qu’un totem, même s’il s’agit d’une sollicitatio ad sublimia .
Encyclopédie Universelle. 2012.